L’art menacé par la foule ?
L’évolution technologique
Il est de bon ton aujourd’hui de se répandre en litanies contre l’évolution de la technologie,
de son industrialisation qui rendrait inaudible dans la cacophonie des photos populaires, la douce musique de la photographie talentueuse.
Et cela, tout comme il y a plus d’un siècle, quand l’aide d’une « machine » pour représenter l’Homme, créature du divin, était décrite comme un blasphème du photographe.
Aujourd’hui, ce débat s’est bien sûr déplacé, mais a gardé sa matrice, son ennemi, c’est à dire l’évolution technologique quand elle est mise entre les mains du plus grand nombre par un processus d’industrialisation.
Mais nous allons voir que les enjeux sont restés de même nature, seul leurs représentations ont changées.
En 1995; Casio sort le premier appareil photographique numérique grand public, le QV10, aujourd’hui considéré comme le pionnier de cette révolution populaire. En 2015, nous fêtons donc le 20ème anniversaire d’un saut vertigineux qui allait radicalement transformer la conception, l’usage, la pratique,
la popularité et la façon de « recevoir », de regarder la photographie.
Nous en vivons encore les conséquences, mais, bien souvent sans avoir adapté notre réflexion, comme si le passé pouvait, devait ressurgir, chasser ces hordes qui envahissent les champs de nos visions offusquées.
Et pourtant, là encore, comme disait le vieux barbu:
l’histoire ne se répète pas, elle bégaye.
Déjà, en 1840
Déjà en 1840, alors même que Nadar, Stelzner, Pierson, Bayard travaillaient à leur oeuvre précurseur, la mode s’empara du plus grand nombre, et les photographes commencèrent à faire nombre,
mettant d’abord en faveur en faveur la retouche sur négatif, puis la mise en scène des photos de portrait.
C’est dans cette trajectoire qu’on aboutit au règne d’un nouveau vulgaire, celui de la photographie.
Ce fut le « must » des décors apprêtés, colonnades, arrières plan de villes, explosions de plantes vertes dans le genre forêts vierges.
Puis des costumes décalés et outrés, physionomies ridiculement manièrées, adaptés aux stéréotypes sociaux.
Et nous ne sommes là que quelques années après les découvertes de Niepce et Daguerre…
Dans les intérieurs on commence déjà à voir fleurir de volumineux albums de photographies reliés façon bible et munis de fermoirs en signalant l’importance.
On les dispose savamment, tel des cartes forcées que les convives ne pourront pas refuser.
Pour plus de détails sur cette période, je vous invite à lire cette merveilleuse « Petite histoire de la photographie »(Éditions Allia-2014), de cet immense intellectuel que fut Walter Benjamin.
(1892-1940).
Aujourd’hui, 150 ans plus loin
Face à cette révolution technologique et industrielle qui prit vraiment son essor il y a 20 ans, que pouvons nous observer ?
Plus d’albums massifs posés sur des guéridons au milieu des plantes vertes, plus de poses sur des colonnades en carton-pâte.
Les décors peints, les costumes débilitants vont disparaître.
Au lieu de quoi, trônent les cadres numériques.
Les portraits posés, « selfiés » dans des natures luxuriantes, des mers bleues turquoise bien authentiques font florès.
des costumes de bermudas ou tenues de ski, adaptés et exhibés fièrement.
Décors, costumes, présentations inaccessibles et inutiles sont toujours de mise… mais en « vrai ».
Mais pour autant, sont ils plus vrais que ceux d’il y a 150 ans, ou de ceux que fabriquent encore les artisans photographes du tiers-monde,
eux dont les clients ne peuvent aller prendre la pose dans les mausolée du tourisme de masse?
Mieux, les révolutions technologiques se combinent.
Les réseaux sociaux internet sont devenus l’appartement planétaire d’où on peut montrer ses photos-divertissement.
on peut se mettre en scène sans rien afficher la réalité de son véritable environnement.
On ne révèle plus véritables véritable statut social; au moins en est on persuadé.
On ne se cache pas, on se fabrique un ascenseur social.
Le décor ampoulé du photographe
Moyen de sur-représentation sociale est complètement sublimé par des artefacts mélangés à des réalités, elles même modifiées.
Car, ce ne sont que les projections dévalorisées des rêves de luxe.
Ces décors, pourtant bien réels, ont été vidés de ce qu’ils véhiculaient comme charge mythique par leur accès rendu possible au tourisme de masse.
Cette facilité d’accès, a détruit le signifié de ces paysages réservés aux plus riches qui les ont ainsi abandonnés, se réfugiant dans un nouvel « inaccessible ».
La photographie de masse dévalorise ainsi, par sa propre nature, la masse de photographie.
On comprends mieux que, déjà au XIXème siècle, Nadar, Adget,Le Gray puis tant d’autres, restèrent étrangers à cette remise en question des progrès technologiques.
Ils ne cherchaient pas le divertissement, l’auto-représentation qui est la singularité de la photo de divertissement.
Ils inauguraient une lignée de créateurs.
Leur démarche, sans interférer avec celle dont on parlait plus haut, ne poursuivait des aspirations d’une nature totalement différente.
Pas mieux, ni moins bien, mais relevant d’une autre catégorie, d’un autre appel, l’appréhension du monde
Observateurs du monde
Ils ne se contentaient pas de « regarder » le monde, ils l’observaient.
Les générations de créateurs qui vont les suivre feront de même dans la lignée des ce ceux qui oeuvrent depuis l’âge des cavernes aux côté des producteurs de divertissements.
Walter Benjamin cerne bien cette différence d’approche en citant un discours d’Arago en 1839 à l’académie de sciences :
« …quand des observateurs appliquent un nouvel instrument à l’étude de la nature,
ce qu’ils en ont espéré est toujours peu de choses relativement à la succession de découvertes dont l’instrument devient l’origine ».
Il y a plus de 175 ans, le processus dont nous vivons l’accélération depuis 25 ans, faisait déjà l’objet d’une analyse percutante,
montrant que ces révolutions technologiques voyagent rarement seules.
La diffusion et l’explosion incontrôlables de la prise de vue numérique s’accompagneront de nouveaux logiciels.
Ils vont remplacer la chambre noire et de bien d’autres progrès affectant le tirage et l’impression.
Là encore, les discours déclinistes fleurissent, en contradiction totale avec la production artistique et la qualité des talents exprimés.
Aujourd’hui
Et si les productions des talents d’aujourd’hui, n’étaient pas plus affectées que celles d’hier ?
La production de « loisir », de « divertissement », aussi bien dans la photographie qu’en littérature ou en musique est-elle une menace ?
Les déclinistes, les « tout fout le camp », toujours aux aguets de la perte de leurs valeurs, outils de leur domination réussiront-ils à momifier ce monde qui leur échappe ?
La pratique généralisée et facilitée de la photo de divertissement révèlera peut-être de nouvelles voies de création ?
Beaucoup de civilisations, au cours de l’histoire de l’humanité, considéraient le passé comme ce qui est « devant », car on le connait, on peut donc le « voir ».
Notre avenir est inconnu, il ne peut être ni vu, ni aperçu, il est donc « derrière ».
Étudier notre histoire, c’est bien travailler à comprendre notre présent en perpétuelle disparition, et notre futur invisible.
C’est, de mon point de vue le sens profond de « La recherche du temps perdu », cette immense vision que Marcel Proust dessine de notre avenir, à chaque instant, et pour l’éternité.
C’est aussi ce qui habite le photographe dans son parcours dans l’espace-temps de nos existences, dans la recherche, au delà du miroir des apparences.
« Mais un photographe qui ne sait pas lire ses propres images ne vaut il pas moins qu’un analphabète ? »
C’est ainsi que Walter Benjamin, en conclusion de sa « petite histoire de la photographie », évoquait le vrai rique d’impasse qui nous guette,
L’impossibilité de regarder notre propre histoire, celle qui d’étend devant nous; incapacité qui inhiberait notre regard.
Kafka vers 6 ans affublé, ridiculisé pour la photo,
humilié par la domination des stéréotypes sociaux.
Mais son regard si profond flotte, immense.