« Il y a un autre monde, mais il est à l’intérieur de celui-ci »
Ce passage est d’Ignaz Paul Vital Troxler(1780-1866), citée dans le dernier ouvrage d’Annie Le Brun, « Ce qui n’a pas de prix », c’est le point de départ de cette réflexion.
Déjà, dans d’autres articles, je m’intéressais à la vision aveugle, à l’illumination, ici, c’est sur la démarche qui conduit à la production d’une photographie que je me penche.
Comme dans d’autres domaines d’action et surtout de la création, l’homme est-il dans un état volonté consciente au court de la « prise de vue », obéit-il à ce qu’il croit être le guide de son action ?
Est-il conscient des chemins possibles de la visée à l’oeil?
« L’oeil existe à l’état sauvage »
C’est la première phrase d’André Breton dans « Le Surréalisme et la Peinture« , ouvrage probablement aussi important que son « manifeste ».
Il y développe notamment un décentrage de la production artistique en évoquant la notion surannée du « modèle extérieur » pour y substituer la conception du « modèle intérieur« .
C’est ce qui va nous guider ici.
Considérons le photographe, il regarde, il vise, il déclenche.
Mais :
Photographie-t’il ce qu’il voit ?
Voit-il ce qu’il photographie ?
Et si la question n’était ni dans la visée, ni dans le déclenchement?
Après tout, une grande partie de nos actions ne relèvent pas d’un processus conscient, la photographie probablement pas plus souvent que la marche.
Je pense que photographier est une forme de projection, d’extension de soi à laquelle nous procédons, stimulés par un plaisir rémunérateur .
Un processus par lequel nous nous transformons en objet même de notre démarche.
Quand je photographie, je cherche un angle, une forme de vision, j’appuie sur le déclencheur, et… franchement, je ne sais pas toujours ce que j’ai vraiment réalisé.
Nous découvrons souvent nos photos en les travaillant ou en les passant en revue, ou simplement en les retrouvant.
Comme Henri Cartier-Bresson en 1947, quand, préparant une exposition pour le MOMA de New-York, il redécouvre un cliché de 1932 « Derrière la gare Saint-Lazare, Place de l’Europe », et procède au recadrage « décisif » d’une palissade qui gâchait la photo.
Ainsi était née cette photographie, symbole de son oeuvre.
Photographier serait donc aussi le moment où le connu, le vu, le décidé auparavant, deviennent tout d’un coup l’inconnu, le perdu, l’étranger; ce qu’on va chercher à à trouver, parfois à réinventer.
« Il faut que le songeur soit plus fort que le songe, autrement danger ! »
C’est Victor Hugo qui nous met ainsi en garde dans un passage sur Shakespeare de ses proses philosophiques.
Plus tard, dans ses cahiers, le facteur Cheval ajoutera, comme en écho,
« D’un songe j’ai sorti un monde. »
Quand A.Breton nous parle du « modèle intérieur« , c’est bien de cela qu’il s’agit, d’une plongée dans ces visions que nous ne voyons pas, ces songes; comme Arthur Rimbaud dans une saison en enfer, « à qui apparaît le plus naturellement du monde un salon au fond d’un lac« .
Mais quel est le tri qui nous permettrait de savoir si nous avons au moins la force de nos songes ?
Nous ne le saurons jamais, c’est le pari d’exister de l’artiste et de ceux qui sont mus par un besoin d’expression parfois irrésistible.
Cet impératif est insondable, autant que sa démesure.
C’est aussi pourquoi il n’y a pas d’êtres sans doutes chez ceux qui sont en veille, à l’affût de leurs visions.
C’est également la raison de l’impasse de toute critique fondée sur d’autres préliminaires que ce doute, véritable matrice.
Or, la marchandisation, la financiarisation dévorante de l’art, des cultures, conduisent précisément à une production de textes au service de cet engloutissement.
L’appareil critique dominant opère ainsi la jonction entre le marché de l’art et ce qu’Annie Le Brun appelle le “capitalisme global”.
Nous sommes à l’heure de la “Lvhmisation”.
« Procédons par écart absolu »
Cette fois ci, c’est Charles Fourrier (la fausse industrie, morcelée, répugnante, mensongère-1836) que nous prenons à bord avec ses rêves enfouis.
Avec cette exigence, il nous mène sur des chemins que reprendront moins d’un siècle plus tard les surréalistes et d’autres artistes en révolte contre les académismes.
Il défrichèrent ainsi d’autres chemins d’expression, de révélation de nos êtres profonds, mettant en pratique l’apostrophe de Robespierre dans son discours à la convention du 7 mai 1794,
Ainsi cette autre « Amérique » que Picasso nous fait découvrir en 1909; le cubisme, les figures déconstruites comme « l’homme à la clarinette » ou le portrait du marchand d’art D.H.Kahnweiler.
Bien sûr, nous ne sommes ni des P.Picasso, ni des A.Breton, mais pas besoin d’être un géant pour partir à la recherche de nos vies intérieures, pour nous ouvrir à ces élancements d’expression que nous aurions tort de chercher à calmer.
« Oeil sauvage« , « écart absolu« , « modèle intérieur« , nous voilà au coeur de nos démarches, car c’est bien ainsi que je comprends ce autour de quoi je tournais.
J’ai longtemps subi l’idée du volontarisme dans l’acte photographique, lu des méthodes, regretté mes insuffisances techniques.
Je cherchais à m’améliorer, à progresser, à trouver un style, une « signature ».
Et puis cette pensée qui revenait si souvent, celle de l’indispensable sincérité absolue dans cette passion.
Comme si la « construction » trop réfléchie, trop systématique de l’objet modèle, du thème, débouchaient sur l’artificiel.
Posons alors que la création, si elle est parfois lutte, devient plaisir quand nous nous y retrouvons, révélés.
Procédons par « écart absolu » dans le plaisir créateur, et cela vis-à-vis de ce que nous croyons connaître de nous même; alors la beauté pourra parfois s’inviter.
Et puis récemment
Je me suis souvenu de l’été dernier, quand je travaillais presque chaque jour à sélectionner, parmi plusieurs milliers de clichés, 26 photos pour mon exposition « Réparer les corps » portant sur une trentaine d’opérations chirurgicales.
Réalisés le soir même des prises de vues au bloc opératoire, ces tris avaient été si rapides, si faciles, si agréables que j’en oubliais le temps.
Rien ne fut laborieux, comme une rencontre avec des évidences, une sensation de glissement dans ces instants dont l’intensité nous masque l’essentiel.
Peut-être qu’ici nous rejoignons A.Breton et son « modèle intérieur« .
Je pense que les sélections sont des temps de recherche de notre inconnu, du perdu, enfouis et devenus objets de nos démarches photographiques.
C’est ainsi que j’interprète la rapidité, la facilité de ces montages, et surtout le plaisir ressenti dans ces moments toujours précédés de doutes si intenses.
Cela m’a conforté dans l’idée qu’il n’est pas besoin de calculs, d’ambitions compliqués, ni d’obligation de produire pour se chercher, et entrer dans cet « autre monde« , celui qui est ici, en nous,
là où mon oeil retrouve son état sauvage…